• Alain Milon, professeur des universités, Université Paris Nanterre (directeur de recherche)• Anolga Rodionoff, professeure des universités, Université Jean Monnet, Saint Étienne (rapporteure)• Marcello Vitali-Rosati, professeur, Université de Montréal (rapporteur)• Marc Perelman, professeur des universités, Université Paris Nanterre (examinateur)
Que veut dire penser un livre simultané, au-delà de l’instantanéité de sa perception sensible ? Comment envisager cette volonté de dépassement des limites perceptives? Le livre simultané ne peut être lu que par Dieu et par son point de vue omniscient, ancré en dehors du temps et de l’espace. La perception instantanée relève dès lors d’une volonté d’atteindre un tout qui se trouve constamment fragmenté par l’expérience, représentative de l’incapacité humaine à confronter l’infini. « Le monde est fait pour aboutir à un beau livre » : la sentence de Mallarmé représente alors ce projet de restituer la simultanéité du rapport au monde dans l’espace objectivé qu’est le livre.L’instantanéité de la lecture et de l’écriture est une aporie. Elle nous mène ainsi à reconsidérer la portée de la notion de simultanéité, en la déplaçant de l’instant conçu comme perception de la coexistence d’objets différenciés dans un même temps, propre au point de vue divin, à celle d’une variation coordonnant différentes modalités d’existence, soit une coexistence de fragmentations possibles. La simultanéité devient alors vecteur d’éclatement d’un livre ne pouvant plus être considéré ni comme objet fini, ni défini. Envisager le livre comme variation, c’est le considérer dans l’indétermination de ses lectures, dans l’indifférenciation de ses espaces et dans une virtualité qui devient la modalité essentielle permettant la coexistence de ses variables. Notre hypothèse est que ce livre dont la simultanéité se déploie en dehors de son existence en tant qu’objet se trouve dans les expériences en arts numériques, et particulièrement dans le développement de certains programmes, mettant en œuvre des développements hypermédiatiques. De cette manière, ce n’est pas seulement une expérience de lecture qui se voit changée : c’est aussi le rapport général à l’écriture et à sa visée qui se voit modifié par la remise en question d’un objet civilisationnel.La stabilité du livre, objet doté d’un début et d’une fin, inscrit le discours à la fois dans la positivité de l’ensemble des écrits en circulation, mais le pose également en tant que trace, contribuant au discours historique et à l’établissement de l’archive. Le livre devient ainsi représentatif de l’adéquation non-questionnée du récit au réel, du langage à l’être, par sa puissance de mise en ordre, d’objectivation, par l’extériorisation d’une pensée qui se fait néanmoins présence. Or, la simultanéité ainsi redéployée œuvre à remettre en question cette présence : elle s’articule autour de la négativité d’un langage étant la seule prise de l’expression sur le réel, seule manière d’exprimer une connaissance, tout en n’étant pas connaissance elle-même. De ce fait, ce que nous appellerons « livre numérique » œuvre à notre sens à défaire la positivité du livre : celui que Stéphane Mallarmé, Maurice Blanchot, Georges Bataille ou Gilles Deleuze parmi d’autres avaient voulu pousser jusqu’à ses limites, afin de pouvoir proposer une écriture qui ne soit plus que multiplicité, écriture sans prise.La question subsistante est celle de l’unité qu’inculque tout ensemble, et plus particulièrement celle induite par le numérique, par la prédétermination qu’il propose. Le numérique conserve la duplicité présente dans ces tentatives de dépasser le livre par le livre, faisant coïncider continuité et discontinuité: unité ramenant en elle-même toute volonté de dispersion, que ce soit par l’œuvre, le titre, l’objet. Le dispositif technique est ici opérateur de totalité et également opérateur d’indifférenciation : le programme n’a pas d’éthique et égrène sans fin l’ensemble des lectures, pour ne plus les considérer qu’à l’aune des relations préétablies qui lui sont inculquées ou qu’il crée de lui-même. Nous pouvons alors nous interroger : l'écriture numérique n’est-elle qu’un miroir nous mettant face au seul langage comme représentation de nous-mêmes, ou est-elle porteuse d’une dimension qui nous ouvrirait à l’« autre nuit » ?