La galaxie de l’intersectionnalité enrichit la pensée critique et les mouvements sociaux émancipateurs, contrairement aux caricatures qui la visent aujourd’hui dans les espaces médiatique, intellectuel et politicien ou aux analyses simplificatrices du
livre de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales (2021). Cependant certains de ses usages rencontrent aussi des limites, dont deux seront privilégiées ici : des ambiguïtés épistémologiques et des adhérences identitaristes.
Porter un regard lucide sur notre histoire coloniale, et sur les discriminations fondées sur la race, n’est pas incompatible avec la défense de l’universalisme. À condition que celui-ci reste un humanisme ouvert à la diversité, et non un simple étendard
mobilisé pour défendre l’« identité nationale », construite, historiquement, sur l’exclusion des non-Blancs. Il ne s’agit pas pour autant de célébrer « l’authenticité identitaire » mais d’encourager, au contraire, la liberté de tout un chacun à choisir d’autres
appartenances que celles qui lui ont été données.
En ces temps où de nombreux dirigeant·e·s de la France insoumise et du Parti communiste, entre autres, saluent en des termes hyperboliques une nouvelle union politique qu’ils disent historique, et entretiennent sans fin la mythologie relative au
Front populaire, il est nécessaire de rappeler quelques faits. Certes des augmentations significatives des salaires – 12 % -, la réduction du temps de travail hebdomadaire à 40 heures et deux semaines de congés payés sont à inscrire au bilan du gouvernement
de l’époque et de la majorité qui le soutenait. N’oublions pas, cependant, que ces principaux
conquis sociaux furent d’abord et avant tout imposés de haute lutte par celles et ceux qui s’étaient mobilisés de la mi-mai au mois de juin 1936, au cours de la première grève générale du XXe siècle marquée par une
multitude d’occupations d’usines.
En tant que socio-historien, je n’ai jamais été convaincu par celles et ceux qui veulent nous faire croire que leur théorie serait la clé qui ouvrirait toutes les serrures de la connaissance. Quand j’étais étudiant, je me souviens que les marxistes
althussériens, comme Étienne Balibar, s’efforçaient de nous persuader que « la dictature du prolétariat » était le concept dont le mouvement ouvrier avait absolument besoin pour faire la révolution. Je regrette que ce genre de théorie ait été jeté aux oubliettes
sans donner lieu à une véritable analyse auto-critique, car cela aurait permis aux générations suivantes de ne pas reproduire les mêmes erreurs.
1. Une femme blanche crie. L’objectif photographique l’a choisie parmi une foule de femmes qui crient. Celle-ci ouvre grand la bouche, fronce le front, les yeux, le nez, montre les dents. C’est littéralement une bouche qui mord dans un visage qui
rugit de haine et de colère. Une coiffure blonde bien arrangée avec des boucles indéfrisables, un petit chemisier en vichy, manches courtes. Elle tient contre elle trois livres que l’on peut reconnaître comme appartenant à une bibliothèque. Ils sont de taille
et d’aspect différents, plus ou moins vieux. Lorsque je vois cette photographie alors que je me promène en septembre 2018, dans une exposition intitulée « picturing protest
» au musée d’art de l’université de Princeton, je ne réussis pas à lire les titres des livres. Autour d’elle, les autres femmes sont blondes aussi. Toutes ont le cou tendu par l’effort du cri. La photo est de Flip Shulke et a été vendue à
Life magazine. Le 9 septembre 1963, la première étudiante noire débutait ses études à l’université publique de l’Alabama et déclenchait la colère des étudiantes blanches qui se déchaîna en une protestation haineuse le 10 septembre. Une image non pour
se souvenir des manifestations en faveur des droits civiques, mais pour se souvenir de la haine à laquelle il fallut alors faire face. Est-ce de l’histoire ?